Au pied de la muraille
Rencontre avec le sculpteur Jean Amado à Ivry-sur-Seine, L’Humanité, 2 juin 1986, article de Raoul-Jean Moulin

Jean Amado : Couronnant les bassins, c’est plus une muraille qu’un objet sculpté. L’eau des bassins déborde et cascade sur des sortes de marches, ajoutant un élément naturel à la sensibilité de la sculpture. L’eau apporte à la sculpture et la sculpture apporte à l’eau quelque chose que j’ignore, peut-être un mystère de plus, mais il y a échange de l’une à l’autre, comme dans ces fontaines que la mousse recouvre au point de nous dérober ce qu’il y a dessous. Ici, l’eau joue un peu le rôle de la végétation qui se fiche dans les fissures, qui se fraie un chemin à travers la sculpture, comme un site que la terre veut reprendre, se réapproprier pour le faire disparaître.
J’ai l’impression de ne pas être un sculpteur. Je ne passe pas mon temps à tourner autour de ce que je fais. Au début, j’étais préoccupé par des problèmes formels, mais ce que j’essaie d’élaborer aujourd’hui s’intègre à ma propre existence et me prouve que j’existe par rapport à la nature. Au fond, la sculpture est pour moi un outil. Je ne cherche pas au niveau du faire mais du besoin. Pour échapper à tout ordre immuable, pour m’incorporer aux grandes forces vitales, pour trouver un temps entre la vie et la mort et retarder le moment de disparaître… Si toutes mes sculptures sont creuses, n’est-ce pas pour approcher l’idée de matrice, de corps, de tombeau ? Ma vision part de l’intérieur vers l’extérieur et celui qui regarde ma sculpture doit imaginer du dedans alors qu’il est dehors.
Par exemple quand je dessine, je trace les éléments des deux faces de la sculpture que je projette, ceux de l’avant, jamais ou rarement ceux de l‘arrière. Je ne peux pas fermer, clôturer. Clore, c’est définir, c’est signifier une fois pour toutes. Mais lorsque le regard ne peut saisir simultanément les deux côtés, ça m’intéresse ! L’idéal, c’est la grande muraille de Chine, c’est concevoir une sculpture sans fin… ll faut rêver.
Comment s’approprier quoi que ce soit si on ne peut rêver ? Il faut ouvrir librement tout le champ des significations possibles, créer des décalages inattendus de manière à multiplier les arrière-plans, concrétiser des sensations nouvelles. Il faut re fabriquer un monde qui ne soit pas celui du quotidien, un monde à la dimension de l’imaginaire et des rêveries les plus folles.
Je ne dessine pas forcément pour la sculpture mais dans les détails apparaissent toujours des parties qui peuvent entrer dans ma sculpture. Un dessin démarre à partir de presque rien ; d’une façon de gribouiller qui contient déjà tous les moyens de reconstituer la chose. Ce qui est flou dans la tête devient visible sur le papier. Dessiner c’est le point de départ d’une image possible, c’est un entraînement à voir.
Le monumental suppose un dessin plus élaboré. Au fur et à mesure que le projet se précise, les vides et les pleins, les plans et les masses varient, basculent, s’interpénètrent. C’est long, ça peut durer des jours…Quand j’en ai fini avec lui, ce dessin je le sais par cœur, je l’ai totalement assimilé. Alors je me précipite à l’atelier. La nécessité de faire ce qui est déjà là sur le papier devient plus grande que la peur de commencer. Il me faut entrer en scène et tout ce que j’avais coté, mesuré — sans doute pour me sécuriser — doit participer d’une pratique qui implique d’assumer des variations imprévues. Enlever, ajouter, enlever, modifier, exprimer à la fois l’essentiel et le tout, travailler avec presque rien. En fait l’obsession, c’est de ne pas pouvoir finir. Mais s’il n’y avait pas de contradiction à résoudre peut-être qu’il n’y aurait pas de sculpture.
À Ivry, j’ai joué avec un micro-espace, en fonction des immeubles et des axes de circulation. Je n’ai pas cherché à m’intégrer à l’environnement, car ma manière de travailler est différente. Les trois massifs de ma grande muraille avec leurs vestiges d’habitats troglodyte, sont orientés pour produire un contrepoint avec l’architecture. C’est une présence nouvelle dans la cité et l’on ne peut jamais prévoir comment elle va fonctionner, comment elle deviendra peut-être un jour un lieu-dit.
Jean Amado