Promenade avec un Démiurge
Réflexions suite à la rétrospective JEAN AMADO du 5 juin au 2 août 2008 à Aix-en-Provence.
Simultanément dans: la galerie de la rue du Puits Neuf, le grand Jardin du Jas de Bouffan, les abords de l’Atelier de Cézanne et le Parc du Centre culturel de La Baume/les Aix.
Rupture, et continuité… paroles de fils, en l’occurrence de Manu, Emmanuel Amado, devant la petite foule de proches, d’amateurs, tous privilégiés qui s’étaient chaleureusement attroupés pour saluer cette somptueuse implantation de quelques très grandes pièces de son père exposées dans le parc de la maison de Paul Cézanne, au Jas de Bouffan, à l’occasion de la série d’expositions organisées en parcours sur plusieurs lieux de la ville pour marquer l’importance et la vie locale ininterrompue de l’œuvre du sculpteur… Mises en place et en scène enfin à nouveau dignes d’accueillir cette ampleur taciturne, ce souffle, cette aérienne gravité. En effet, ce qui ne peut manquer de frapper le visiteur, même initialement distrait, c’est cette façon dont au premier coup d’œil la grande nef décentrée, dans la série dite des ‘falaises, que Jean Amado a intitulée de façon emblématique Le Doute et la Pierre, s’enracine (ou, peut-être mieux encore, vogue) souverainement au milieu d’une vaste étendue d’herbe du parc, avec son allée évasée de platanes tutélaires, et majestueusement fait pièce au classicisme de la vieille bastide aixoise, sans un iota de heurt ou d’incongruité. Certes, il y a rupture – le tsunami des années du modernisme que sait si bien évoquer dans ses conférences Alain Paire, est bien passé par là, et tout a été bouleversé à plusieurs reprises dans les rapports sociaux et dans les visions du monde, du savoir et de l’art – mais il reste, après tout, après le passage de la vague, de tant de vagues, quelque chose qui a la saveur d’une continuité. Cette continuité entre le classicisme encore un peu baroque de la bastide cézannienne et le modernisme déchiré, mais désormais classique (ou en passe de le devenir) de la sculpture d’Amado, c’est au-delà des accidents de la matière et des distorsions de la surface qu’il faut aller la chercher : elle se situe sans doute au niveau de la forme.
Il suffit en effet de saisir cette rare chance d’avoir une vue plus compréhensive, par exemple, en s’imprégnant à la suite de plusieurs pièces de cette même série des ‘falaises’ (au Jas de Bouffan, mais aussi dans le cloître et le parc de la Baume d’Aix, à l’Atelier de Cézanne et dans la Galerie de la rue du Puits Neuf), pour s’en convaincre : au-delà des failles, des déchirements et des vastes tensions tectoniques qui travaillent de part en part ces stèles, en une épopée trans-humaine simultanément minérale et organique, géologique et archéologique, au-delà du drame et de la brisure presque infinis (contre lesquels il n’y a plus rien qui nous abrite), il y a quelque chose d’encore plus immense (qui nous apaise et nous console), le repos de la forme. Nietzsche ne disait-il pas déjà (quelque part dans Ainsi parla Zarathoustra) : Qu’est-ce qui peut nous sauver ? – La vue de la perfection. Peut-être est-ce là que réside son secret accord avec le classicisme ? J’y retrouve pour ma part – et avec quelle force et quelle ampleur de vision ! - quelque chose de ce que j’avais déjà essayé il y a quelques temps de définir (ou mieux de poser) à partir de l’oeuvre du peintre Claude Garanjoud : ‘un classicisme du transfini’…
D’ailleurs, pour approfondir cette question-là, qui est précisément celle de la forme, il n’y a rien de mieux que de pouvoir s’attarder sur les dessins du sculpteur. La galerie d’Alain Paire, au fond de ce qui reste du labyrinthe accueillant de la ville ancienne (rue du Puits Neuf), nous offre en simultanée cette chance. On y trouve une vingtaine de grands dessins exposés, tantôt préparatoires pour les œuvres sculptées, tantôt autonomes, en dialogue savamment orchestré avec des pièces de sculpture et des bronzes de moindre taille. Ces dessins, d’une précision et d’une minutie de plan d’architecte, montrent toute l’obsession du sculpteur pour l’espace comme une sorte d’absolu. Plus exactement son obsession avec la forme à n dimensions, qui pousse l’espace à ses extrêmes limites (presque jusqu’à ce qu’on pourrait appeler l’hyperespace). Ainsi il semble conduire nos regards au-delà de la terre, vers un monde futur où la puissance de l’abstraction et l’aventure humaine se rejoignent fatalement : ce n’est pas pour rien que Jean Amado aura été, me dit-on, un grand lecteur de la Science Fiction. Mais ce n’est pas pour nous installer dans quelque au-delà scientiste purement imaginaire ou évasion nostalgique en boomerang vers une métaphysique malsaine de pacotille. C’est tout simplement, je crois, sa façon de grand survivant de continuer l’aventure des vivants. Heureusement que les sculptures de taille plus modestes sont là pour nous le rappeler – en s’obstinant dans leur étrangeté de cyborgs, de mutants et d’hybrides, mais aussi non sans un certain humour de nouveau merveilleux. Certaines de ces sculptures – l’une, par exemple, à tête de tapir, à corps de tank et d’armadille, une autre, Le Départ, à pattes d’insecte, croisement de sauterelle et de scooter de l’espace – sont dotées d’une vie si obstinément intense qu’on a l’impression qu’elles viennent juste d’arriver par leurs propres moyens, ou qu’elles guettent le moment pour s’échapper avec ruse de la galerie et s’éclipser afin de poursuivre on ne sait quelles mystérieuses mues dans les ruelles tortueuses de la ville ! (Il faudrait peut-être en informer la Préfecture et le nouveau Ministère de l’Identité Nationale…!)
C’est ainsi que grâce à ce parcours libre et quelque peu nomade (ou en jeu de marelle) à travers la ville, on peu se hasarder à quelques vues d’ensemble. Il y a surtout chez Amado, me semble-t-il, à la fois ce que l’on pourrait appeler une ‘nouvelle monumentalité’ qui est presque post-moderne (je pense ici à Gianni Vattimo), et en même temps un souci et une ampleur de l’historique qui s’approfondit jusqu’à en devenir ‘trans-historique’, c’est-à-dire pour inclure toute l’épopée du vivant, et qui pourrait l’arrimer dans le ‘High Modernism’ optimiste et scientiste des décennies de l’après ’45. C’est par ce côté qu’il se rapproche inéluctablement pour moi d’une autre figure gigantesque (et de nos jours de par trop ignorée) de la création aixoise, pièce rapportée ou d’adoption cette fois-ci, mais qui, malgré certaines apparences, a également partie liée avec la modernité radicale : Saint-John Perse (un peu plus loin je tenterai de justifier de ce rapprochement entre leurs deux ‘poétiques’, que d’aucuns ne manqueront pas sans doute de trouver quelque peu surprenant…).
En ce qui concerne tout d’abord la ‘nouvelle monumentalité’, il me semble qu’il y a chez Amado quelque chose comme un approfondissement anthropologique de cet acte fondamental de l’homme libérée par la station debout qui l’introduit dans la verticalité, permettant la distance du regard en même temps que l’érection de la trace mémorielle. Je dis ‘nouvelle monumentalité’, parce que je crois très notamment que dans ses stèles, Amado, en consonance avec cette radicalité de la modernité des années ’50 et ‘60, travaille de façon évidente à rebours de tout ce que l’idée de monument a pu le plus souvent représenter historiquement, et en subversion de la notion même de monument officiel. Ici l’art du sculpteur ne se met plus au service de ‘l’institution imaginaire de la société’ en fixant les mythes des dieux ou exaltant l’héroïsme trop souvent contrefait des hommes dans la dureté de la pierre inséparable de la durée étatique et ses conquêtes (et comme confisquée et banalisée par celle-ci au point de devenir invisible). Chez Amado, si héroïsme il y a, il s’agit bien de celui du vivant et, presque subsidiairement, de celui de l’homme social, dont la présence se fait essentiellement sentir à travers son absence, une métaphore archéologique omniprésente. Mais chez lui toutes les civilisations sont depuis toujours déjà défaites, les habitations comme saccagées par la guerre, ou vidées par une pandémie, un tremblement de terre ou la chute d’un astéroïde, toutes les batailles d’avance perdues – même si c’est clair que la vie, quelquefois au travers de ses plus humbles (ou de ses plus espiègles) manifestations, perdure et s’obstine.
C’est pourquoi j’ai parlé d’une ‘épopée du vivant’, y compris du vivant chez l’homme, dans sa dimension de rupture radicale avec l’histoire, ses mythes, ses rêves et ses mensonges mortifères, pour aller vers une prise en compte - éventuellement tragique, mais enfin lucide (voilà la modernité !) - du réel. Cette épopée-là n’est pas historique au sens des histoires des hommes, de leurs tribus, de leurs nations, de leurs panthéons et autres ‘institutions imaginaires’ délirantes, ensanglantées et périssables, elle est trans-historique, c’est-à-dire, une histoire traversant – et éventuellement subvertissant – toutes les autres histoires, ainsi que les frontières entre les peuples, les espèces, les ordres, les savoirs, les règnes : une histoire résolument moderne et universelle. Je crois que Jean Amado a voulu tenter de nous donner, nous laisser quelque chose comme le (ou les) monument(s) de cette histoire-là : quelque chose qui nous prend à contre-pied, par l’oblique, nous trouble et nous bouleverse : un contre-monument à l’héroïsme du vivant et à l’histoire de la terre (et même sans doute au-delà, quelque chose comme une esquisse d’une histoire de l’avenir du vivant dans l’espace !). Voilà sans doute pourquoi, aux côtés d’autres, penseurs, artistes, hommes de lettres, scientifiques de ces années-là de la Modernité classique (je pense à Braudel, à l’école des Annales, à Borges, à Malraux et son ‘Musée Imaginaire’, à Teilhard de Chardin, à Chronique de Saint-John Perse, parmi tant d’autres) – et bien que déjà grevée par la mémoire des tragédies les plus sombres – il a désiré passionnément, il a cru possible par son art de (nous) faire accéder à cette nouvelle conscience du réel, à renouveler fondamentalement notre vision.
C’est là ce qui fait de lui un artiste majeur et représentatif, mais en même temps, presque paradoxalement, l’enracine sans doute profondément dans ce que l’on pourrait appeler le ‘génie du lieu’ de cette terre, de cette ville qui le vit naître. De cet arcane-là, malgré tout ce qui peut immensément les séparer dans le temps, par le choix du moyen d’expression ou par la pensée, c’est sans doute Paul Cézanne lui-même qui en possède la meilleure clé. Aix a depuis très longtemps été un lieu de la pensée, un lieu où les habitants des bastides et les habitués du Cours des Carrosses ont toujours voulu deviser du monde, ériger des édifices et des lois, penser le réel à partir d’un certain équilibre. Cézanne en a fait pour le monde entier le lieu d’une épiphanie de la modernité naissante, celle d’une théophanie de l’immanence : le paradis pouvait être à nouveau ici-bas (ici même !), le divin se rapatriait sur terre dans la permanence majestueuse de la forme à travers le chatoiement savoureux des apparences. Jean Amado, habitant ces mêmes bastides une génération plus tard, est le fils d’un temps beaucoup plus tourmenté. On peut même dire de lui que c’est un grand survivant des déchirements de la modernité advenue – il a vu de très près les convois des camps de la mort, il s’est engagé dans la résistance. Mais au travers de tout ce qui dans sa vie (et ensuite, dans son art) a été bouleversement, mue monstrueuse et brisure, il a été habité par un même souci de la forme immanente. Comme Cézanne avec sa Sainte Victoire, nouvelle Fuji-Yama ou montagne sacrée d’un âge post-chrétien, Amado et ses stèles tourmentées à l’héroïsme de la terre s’enracinent profondément ici dans la permanence du pays.
Amado aussi a son Japon. Cela fait sans doute partie de la logique du parcours que de proposer de façon toute naturelle de découvrir d’autres pièces exposées – dont certaines semblent tout juste surgir de terre, d’autres sur le point de s’enfoncer dans les fourrées pour prendre la tangente ou la clé des champs - dans le jardin de l’atelier de Cézanne. Alors que de grandes expositions peut-être passées un peu inaperçues de ces dernières années (Toulouse-Lautrec et le Japon à Albi, Van Gogh, aux côtés de Hokusaï, Hiroshige et Utamaro à Arles) ont déjà souligné pour le public occidental toute l’importance de l’influence de la peinture classique japonaise sur nos impressionnistes et post-impressionnistes, cela fait plusieurs décennies que l’atelier de Cézanne est de facto devenu un lieu de pèlerinage pour visiteurs et amateurs d’art du Japon accourus en foule, plébiscitant sans doute déjà ainsi le grand peintre aixois comme étant un des leurs. C’est donc particulièrement approprié de rencontrer ici même des pièces d’Amado comme Vaugeisha, mise en place dans un milieu aquatique qui ressemble fort à un jardin zen, ou cette magistrale Bogue qui semble à la fois être une sorte d’œuf cosmique primitif qui vient de se briser pour donner naissance à la multitude des formes de l’univers, et en même temps – tant la puissance formelle chez le sculpteur donne naissance à des phénomènes de dé-dimensionnement quasi hallucinatoires – un étrange vaisseau spatial en perdition dans quelque sombre épopée (‘space opera’) de Science Fiction. Cette mise en place paraît donc particulièrement juste, notamment parce qu’il permet de mettre d’éclairer ce côté taciturne et farouche du travail et des matières d’Amado, cette ‘esthétique (apparemment !) anti-esthétique’, qui, outre le fait qu’il soit un trait générique de la modernité, trouve ainsi ‘naturellement’ sa filiation du côté de l’esthétique zen du cassant, de l’hirsute et du singulier.
Alors, Saint-John Perse et le chatoiement à haute énergie de ses ‘grandes orgues’ rhétoriques et poétiques, me diriez-vous, qu’ont-ils de commun avec cet art sobre et visionnaire, presque taciturne (n’était le sourire de la lumière rasante sur la chaleur basaltique des grès en toute saison) ? Ce n’est plus là une question de forme pure et d’idée, mais de poétique, de discours, de récit. Je crois que cela n’a rien de superficiel pour autant.
Comme j’ai eu l’occasion déjà de l’écrire il y a quelques années dans un numéro spécial de la revue Détours d’Écritures consacré à son rapport à la peinture et aux plasticiens, Saint-John Perse n’est pas seulement cet auteur un peu guindé déclamant d’immenses laisses de célébration panthéiste dont on a souvent fait croire qu’elles lasseraient par leur rhétorique grandiloquente ou purement ornementale : il est surtout le créateur d’une nouvelle poétique radicale, voire révolutionnaire (que j’avais appelé à l’époque en glosant sur le nom même du poète, une sorte d’Apocalypse du langage). Je crois d’ailleurs même que c’est tout d’abord grâce à cette approche un peu approfondie de la poétique de Saint-John Perse que j’ai pu commencer peu à peu à trouver en tâtonnant mes premières repères et clés d’entrée dans l’œuvre de Jean Amado. Sans m’attarder trop ici sur les aspects techniques (qui sont pourtant passionnants !), je me contenterai de citer quelques uns de ces repères et de ces clés, et de tenter de les illustrer brièvement.
Ce qu’il est utile tout d’abord ici de retenir, chez Saint-John Perse, c’est qu’il est le créateur d’une nouvelle rhétorique complexe et d’une nouvelle poétique qui n’ont, malgré certaines apparences (c’est-à-dire sous forme parodique), que peu de choses à voir avec la rhétorique, la poétique et la stylistique traditionnelles. Nous avons vu que la même chose est éminemment vraie du sculpteur, notamment en ce qui concerne la monumentalité. Nous avons constaté que chez Amado, celle-ci devient une sorte de monumentalité détournée et subversive, une contre-monumentalité. De même chez Perse, les fastes et les pompes de la rhétorique ancienne et cérémonielle sont utilisée de façon détournée, de sorte à la fois à les reconduire en les exaltant, à les excéder et les ‘dépenser’ en les portant au paroxysme. Ce qui intéresse Perse, ce n’est pas du tout de retourner à de vieilles rhétoriques avec soulagement après le hiatus fatiguant de la modernité, mais, après le choc de la deuxième guerre mondiale et sous la menace pressante de la destruction de l’humanité que représente l’arme nucléaire et la course aux armements, de renouer avec – et de re-convoquer de façon presque rituelle - les puissances poétiques de l’aventure de toutes les cultures humaines. C’est ce que j’ai tenté de nommer chez lui sa ‘Poétique générale’ (ou Apocalypse du langage) qui introduit dans son œuvre une sorte de ‘relativité générale’ du verbe. Il y a ainsi transposition et ‘universalisation’ de la rhétorique/poétique chez Saint-John Perse, comme il y a transposition (et donc universalisation) de la monumentalité chez Amado. Tous les deux opèrent dans des rhétoriques complexes, et pratiquent la ‘trans-figuration’, ou figuration au carré.
Tout ceci devient encore plus vrai, me semble-t-il, lorsque on met en parallèle la façon dont ils approchent chacun de son côté l’histoire, le récit historique. Une chose qui ne peut manquer de frapper chez les grandes sculptures d’Amado (finalement également chez les petites, mais à leur façon, plus enjouée et anecdotique), c’est que ce ne sont pas seulement des abstractions ou des figures plus ou moins figuratives : ce sont des récits. Mais des récits de quoi, se demande en les contemplant le spectateur ? Et bien, pour moi, c’est encore Saint-John Perse qui en fournit la clé : ce sont des récits de récits. C’est-à-dire des récits transposés, trans-figurés, portés au carré. Chacune de ses sculptures (surtout les grandes) est une sorte d'histoire (et même une 'histoire d'histoire', c'est-à-dire une sorte de métaphore générale de l'histoire, de toutes les histoires possibles, depuis l'évolution du monde minéral, géologique, zoologique, jusqu'à l'épopée, souvent tragique de l'histoire humaine - certaines parties de ses grandes sculptures ressemblent, par exemple, à Massada, à Montségur ou à une scène de guerre de SF ou de bande dessinée, mais toujours 'métaphorisées', traduites en idée abstraite...).
De la même façon, il existe chez Saint-John Perse ce que Antoine Raybaud, dans son essai Exil Palimseste, a dénommé la surfiguration. Il s’agit de figures complexes, composées de métaphores et de métonymies, figures de figures (un bon exemple est fourni par l’utilisation persienne des noms propres historiques représentant métonymiquement, ou par synecdoque, une histoire ou une épopée donnée, laquelle à son tour figure métaphoriquement l’anabase, l’aventure conquérante ou humaine dans sa gloire, sa démesure, sa vanité etc. Ce sont donc des métonymies métaphoriques). Ainsi « Les grandes histoires séleucides au sifflement des frondes… » certes dénote métonymiquement les exploits du capitaine macédonien Séleucus et ses descendants qui fondèrent un État de haute civilisation au centre de l’Asie Mineure après le démembrement de l’Empire, mais dans le poème de Perse, il s’agit surtout d’« une catégorie d’entreprises variées ayant tels caractères de violence, dont les affaires séleucides sont senties comme le type » à des fins connotatives, (donc métaphoriquement), pour désigner toutes les aventures impériales fragiles et condamnées à l’avance du même type. Un exemple assez comparable au niveau plastique chez Jean Amado pourrait être son utilisation de tours et de remparts plus ou moins médiévaux, ainsi que de balcons et de terrasses suspendus rappelant des sites archéologiques d’une époque plus ou moins déterminée (dénotation) mais sans que l’on puise précisément en cerner clairement ni la fonction ni l’origine (connotation). En fait, comme chez Saint-John Perse, on les perçoit plutôt comme de très poignantes métonymies métaphoriques du drame de l’histoire humaine dans toute sa déchirante ampleur. Autrement dit, de l’archéologique comme métaphore. On peut donc photographier ces sculptures comme si elles étaient des objets archéologiques ; mais, à condition de ne pas oublier qu’elles relèvent d'une 'archéologie de l'archéologie', c'est-à-dire d'un récit archéologique porté à l'abstrait, d'une 'archéologie archétypique'...
Il me semble intéressant, pour conclure, de mettre l’accent chez Jean Amado sur un autre facteur (ou procédé) qui est également présent dans la poétique de Saint-John Perse : le désenclavement générique. Dans l’œuvre d’Amado, on ne sait jamais tout à fait dans quel règne de la nature l’on se trouve – le minéral, le végétal, ou l’animal. Et surtout on passe partout sans crier gare de l’ordre naturel à l’ordre culturel : du géologique à l’archéologique, du séismique au socio-historique, du zoologique au mécanique ; partout les genres, les ordres et les règnes se chevauchent et s’entre fécondent dans une assez joyeuse, - mais aussi potentiellement monstrueuse - promiscuité qui est celle-là même de la vie. L’hybridation et le transformisme (voire le clonage) règnent sur cette œuvre qui célèbre – oui, finalement, elle aussi, me semble-t-il – l’épopée de la vie. Mais n’est pas non plus sans avoir son côté dystopique, relevant de l’utopie négative, de l’Apocalypse de Science Fiction. Ce qui nous ramène au fait capital que cette œuvre très riche, que nous avons à nouveau la chance de pouvoir contempler avec quelque chose comme une vue d’ensemble, est bien celle – le cri de révolte et de résistance – d’un survivant. ‘L’histoire est un cauchemar dont je cherche à me réveiller’, a écrit James Joyce. Les hybrides animaux – machines, autres cyborgs, mutants et gentils clones qu’il faut avoir bien à l’œil relèvent en définitive bien moins du cabinet des curiosités, de la contrepèterie et du coq-à-l’âne que d’un univers Kafkaïen renversé où ce serait la bonne humeur et la bonté obstinée des monstres qui se chargerait de montrer la voie du salut aux hommes. Ce serait donc d’excellents ‘animaux de compagnie’.
Ce que je retiens finalement (mais aussi, provisoirement, car j’espère pouvoir longtemps encore contempler quelques unes de ces œuvres implantées enfin définitivement sur leurs sites urbains ‘naturels’) du travail de démiurge de Jean Amado, c’est le courage et l’extrême minutie avec lesquels il a su rendre, en un temps et en un lieu certes encore favorables à la création, son geste essentiel à la sculpture. J’émets le souhait que la cité souriante et auguste qui le vit naître et si longtemps accompagna l’épanouissement de ce geste ne se refuse pas le bonheur de donner un lieu ou deux de permanence à quelques pièces majeures d’une œuvre qui traduit si profondément son tutélaire (du moins, peut-on l’espérer encore) ‘génie du lieu’. En attendant, je ne pense pas qu’il (le Taciturne !) s’offusquerait si, pour conclure cette promenade en sa compagnie si remplie d’émotions et de pensées ardentes, je citais encore un peu la grande voix de celui qui, devenu notre concitoyen et son frère d’armes, m’a guidé si sûrement jusqu’au pied de ses grandes ‘falaises’ de fin de la terre :
« Ah ! Qu’un grand style nous surprenne, en nos années d’usure, qui nous vienne de mer et de plus loin nous vienne, ah ! Qu’un plus large mètre nous enchaîne à ce plus grand récit des choses par le monde, derrière toutes choses de ce monde, et qu’un plus large souffle en nous se lève, qui nous soit comme la mer elle-même et son grand souffle d’étrangère ! »
Innisfree, 09. 06. 2008.