Pierre Courcelles - Au fond qu’est-ce que c’est que la sculpture, que le
métier de sculpteur ?
Jean Amado - On pourrait dire qu’un sculpteur, c’est quelqu’un qui prend un matériau et qui en fait quelque chose de tangible, de concret et qui en plus rentre dans le domaine de l’art. Mais ça, c’est la définition qu’on trouverait dans les dictionnaires et ça ne suffit pas. En fait, un sculpteur, je ne sais pas ce que c’est, et comme je n’aime pas les catégories, j’ai l’impression que je ne suis pas sculpteur et que le travail que je fais, il va de soi, qu’il est comme une sécrétion. Je ne cherche pas à fabriquer un objet qui correspondrait à telle ou telle donnée, mais ce que je fais est plutôt comme un courant qui aboutit à une œuvre – et je dis une œuvre parce qu’il n’y a pas d’autre mot. Je ne me suis jamais posé les problèmes de la sculpture, ni les problèmes de fond, ni les problèmes de formes. Ce qui m’inquiète davantage, ce qui me tracasse dans le travail, c’est de ne pas pouvoir arriver au résultat que je m’étais assigné. Est-ce que c’est ça être sculpteur ?
Pierre Courcelles - Posons la question ainsi : qu’est-ce qui différencie un sculpteur / la sculpture d’un peintre/de la peinture ?
Jean Amado - C’est le bricolage, c’est l’outillage, c’est l’outil. C’est aussi la vision en volume, c’est très important. Ca peut ne pas faire plaisir aux peintres, mais j’irai presque à dire que la vision en deux dimensions est une vision de décor, que c’est un peu « un truc », que c’est une manière, je ne dirai pas « hypocrite », mais peut-être un peu insuffisante. Quand je dis décor, c’est bien ce que je veux dire, comme des plans superposés et que derrière ces plans, il n’y avait rien. La sculpture ce n’est pas un décor, parce qu’il y a cette nécessité de tourner autour, d’avoir l’objet constitué selon toutes ses dimensions. C’est peut-être ça la différence entre peinture et sculpture. C’est ça et puis il y a cette notion d’outil qui est un moyen d’échange. Quand je rencontre un autre sculpteur, on ne discute pas de la métaphysique de la sculpture. On discute de l’outil qu’on a trouvé ou qu’on va fabriquer, de telle perceuse à percussion, de tel machin… qui nous permet de prolonger la main et de réaliser avec plus de facilité le travail – mais ce n’est pas seulement ça, c’est aussi le plaisir d’outils et de s’en servir, de chaque fois trouver la solution technique. Il y a un porte-à-faux, il faut le tenir, comment ? On est dans un événement technique qui est intéressant, qui est essentiel. Et cet événement technique a cet avantage qu’il permet de faire passer, si on peut dire, ce quia été réalisé. Je veux dire que ce qui a été réalisé on peut le faire passer à d’autres par ces biais-là, ces événements techniques. Il y a quelque temps un vieux maçon est venu là où je travaille et il m’a regardé travailler. Au bout d’une demi-heure il n’avait pas dit un mot, il ne regardait pas non plus ce qui se faisait, ce n’est pas ça qui l’intéressait, au bout d’une demi-heure il a dit : « Putain de boulot ». Et ça, ça veut dire autre chose que : « vous avez trouvé le sommet de votre art » ou d’autres choses du genre.
Pierre Courcelles - Il est vrai que utilisez un matériau que vous êtes le seul à utiliser et qui suppose des savoirs techniques que vous vous êtes constitués longuement...
Jean Amado - C’est une longue histoire. Ce matériau je l’ai mis au point lorsque j’ai été confronté à des œuvres monumentales, alors que jusque-là j’utilisais la terre cuite émaillée. Mais l’argile n’est pas un matériau qui, en grandes dimensions, est fiable, ça se voile, ça se craque, etc… Et je m’étais fait un jour cette réflexion que si on ne trouve pas dans le commerce telle pièce mécanique, pour se la fabriquer il faut d’abord fabriquer l’outil. C’est un peu ce que j’ai fait en mettant au point des dosages de ciments réfractaires et de sables de basalte à quoi s’ajoute de l’oxyde de fer, c’était l’outil qui me permettait de faire les sculptures que je voulais réaliser. Mais cet outil qui est aussi un matériau et qui possède ses propres lois, il est spécifique et on ne peut pas faire n’importe quoi avec lui. À ce moment-là on se laisse porter par le matériau lui-même qui devient directif, les formes changent au bout d’un temps et les formes changeant, l’esprit n’est plus le même – et c’est aussi que les méthodes de travail ne sont plus les mêmes. Il y a lors une sorte de dialectique entre le matériau qu’il faut forcer et la nécessité de vivre amicalement avec lui.
Pierre Courcelles - Tout ce côté manuel ingénieur/ouvrier, comment est-ce qu’il inscrit le fait esthétique ?
Jean Amado - On est plus proche de l’artisanat que les peintres, plus proche de l’artisanat que de l’événement artistique, mais le problème consiste tout de même, en passant par la sensibilité, à atteindre une expression qui, si tout va bien, peut être retrouvée chez d’autres : du phantasme au mythe, pour dire vite. Quand je fais mes dessins préparatoires, je ne pense pas uniquement qu’au matériau bien sûr.
Pierre Courcelles - Est-ce que la sculpture n’est pas potentiellement plus populaire que la peinture, du fait des matériaux qu’elle met en œuvre, des savoirs que cela suppose et enfin parce que les trois dimensions sont la réplique de la réalité ? Et dans le même temps, la sculpture semble être le parent pauvre de la vie artistique française...
Jean Amado - Ça a toujours été et en même temps on ne peut pas dire, par exemple, que la France ne serait pas une terre de sculpteurs. Ce qui est vrai, c’est qu’on n’en donne pas assez à voir dans les villes. Quand on pense au nombre de monuments qu’il y a eu au 19ème siècle ! Mais c’est vrai qu’il y a eu une période très creuse de sculpture. Est-ce que c’est le marché qui a voulu ça ? Difficile à dire. Il est certain que depuis les arts abstraits, il y a eu des choses que je juge scandaleuses. Comme me disait un amateur d’art contemporain, un cube de marbre surmonté d’une feuille de salade, je ne suis pas d’accord. On ne peut pas croire à ce qu’on appelle l’avant-garde à partir du moment où elle est coupée non pas seulement d’une tradition mais d’une culture. La nouveauté est appuyée nécessairement sur une culture où il y a de la tradition. Ça veut dire qu’il faut tenir dans la durée avec le fonds culturel, avec la sensibilité profonde qu’on possède.
Entretien avec Jean Amado, 24-30 mai 1985, par Pierre Courcelles dans Révolution
A l’occasion de la rétrospective de son oeuvre aux Arts Décoratifs du Louvre, Paris.